Parler vrai

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Nous, les humains, avons développé un langage très élaboré qui nous sert à  communiquer et à nous faire une représentation du monde et de nous-mêmes. Cet outil merveilleux nous confronte néanmoins à une limite. Nous ne pouvons jamais tout dire de ce qui nous entoure et de ce qui nous constitue. Nous sélectionnons automatiquement des morceaux du Réel1, sans y penser. Pour raconter un temps passé avec un ami nous évoquons plutôt la rencontre que le temps qu'il faisait ou la description du lieu. Jacques Lacan2 dit que nous ne pouvons pas tout dire du Réel, qu'il y a toujours un "reste". Il le voit comme étant la véritable castration3.

1 Réel : l'un des trois éléments de la trilogie de concepts lacanienne Réel – Symbolique – Imaginaire.

2 Psychiatre-psychanalyste français (1901-1981).

Castration : J. Lacan a fait évoluer la thèse freudienne selon laquelle la castration serait en lien avec une envie de pénis pour la femme et une crainte de sa disparition pour l'homme.

Pour appréhender le Réel, nous sommes donc condamnés à en prélever des petits fragments et à les mettre en perspective pour constuire un discours cohérent, notre réalité. Evidemment la réalité de chacun dépend des éléments du Réel sélectionnés. Même si ces derniers sont objectifs et vérifiables, cela ne confère pas pour autant un statut de vérité à la réalité qui est construite à partir d'eux. Ceci dit, le langage reste le premier vecteur de communication.

Le langage (mots – règles de grammaires et de syntaxe) est une sorte de pot commun dans lequel chacun puise pour parler et réfléchir. Notre rapport au langage change selon les situations.

Parfois nous parlons simplement pour faire lien social, sans trop nous préoccuper du contenu de ce qui est dit. C'est le "Moulin à parole". Parfois nous exprimons véritablement ce que nous pensons et ressentons et souhaitons un partage authentique et réciproque avec notre interlocuteur. C'est le "Rapport Symbolique au Langage" (RSL). Et parfois nous parlons dans le cadre d'une relation altérée par l'Ego. C'est le langage sous l'Emprise de l'Ego (LEE). Chacun peut être particulièrement familiarisé avec l'un de ces rapports au langage en fonction de l'éducation qu'il a reçue.

Le moulin à parole : la personne parle aisement de tout et de rien, changeant de sujet facilement et veillant à ce que le silence ne s'installe pas. Elle parle plus volontiers des autres que d'elle, interpelle son interlocuteur pour qu'il s'exprime tout en évitant qu'un sujet devienne trop sérieux ou trop engageant. Le langage fait lien social sur un mode léger voire   superficiel.

Lorsque deux personnes sont dans le moulin à parole, elles peuvent échanger longtemps et peu importe le contenu. Il peut même se dire une chose et son contraire sans qu'il y ait de gêne, les personnes n'étant pas vraiment engagées dans ce qu'elles disent. Le but est simplement de continuer à échanger tranquillement, donc en évitant les sujets susceptibles de discorde.

Le Rapport Symbolique au Langage (RSL) : La personne utilise les mots pour penser et pour ordonner ce qui se passe en elle, autour d'elle et pour en dire quelque chose à l'autre sans chercher à le dominer, ni le heurter. Le sens est un point d'appui et la parole engage.

Le RSL est intrinsèquement lié à une posture relationnelle dite d'apparentement. Ce mot signifie que la personne est dans une disposition à s'accorder avec son interlocuteur d'égal à égal, avec empathie et bienveillance quelles que soient les différences d'âge, de sexe, de niveau d'études, etc. En cas d'incompréhension elle cherche à clarifier ce qui est dit, en cas de désaccord elle cherche un terrain d'entente. Le sens est un point d'appui et sa parole l'engage. Lorsque son interlocuteur est lui aussi dans le RSL les conditions sont réunies pour que la confiance s'installe. La relation est alors détendue, efficace dans le cadre d'une collaboration.

Le langage sous l'Emprise de l'Ego (LEE) : la personne utilise le langage dans le cadre d’une relation qu'elle vit sur un mode hiérarchisé (souvent inconsciemment). Elle se sent supérieure ou inférieure à son interlocuteur. Lorsqu'elle se sent supérieure, le LEE lui sert à prendre l'ascendant sur son interlocuteur en se faisant valoir, en l'intimidant ou en le manipulant. Si elle se sent inférieure elle l'acte en se taisant, en acquiessant par principe à ce qu'il dit, éventuellement en s'auto-dévalorisant.

Le sentiment de supériorité ou d'infériorité provient du fait que la personne se compare. Elle est en relation via son Ego, dans une posture dite de rivalité parce que la personne cherche le plus souvent à occuper la place de supériorité, sauf si elle a été conditionnée à occuper l'autre place. Même si son interlocuteur est dans l'apparentement, elle le place plus ou moins consciemment en position d'infériorité, ou de supériorité (si elle l'admire par exemple). Pour se maintenir en position de supériorité la personne peut dire une chose est son contraire, car ce qui compte c'est l'immédiateté de la relation. Ce qu'elle a dit avant ne compte pas, et si son interlocuteur le lui rappelle elle nie ou l'accuse de n'avoir pas bien compris.

Lorsque deux interlocuteurs sont dans le LEE, il y a concurrence pour occuper la position de supériorité. Evidemment on ne peut pas « gagner » à tous les coups. Le perdant le sait, il s'accommode de l'autre place et attend que la roue tourne, voire  provoque une occasion de (re)prendre l'ascendant.

A quoi sert l'éloquence ?

Nous entendons souvent parler du langage dont la maîtrise est valorisée en tant que telle. Des concours d'éloquence sont organisés, qui pourraient nous faire oublier que cette dernière n'est qu'un outil. À ce titre il convient d'interroger sa finalité. Au service de quoi est-elle mise ?

L'éloquence dans le LEE : la personne use de toute une panoplie d'artifices langagiers pour se faire apprécier, admirer et pour convaincre son interlocuteur. Plus elle maîtrise la langue plus elle peut le manipuler. Pour arriver à ses fins elle maîtrise l'art de jouer sur les mots, sur les sentiments et de tenir des raisonnements à première vue irréfutables, mais fondés sur des prémisses non dits qui sont eux tout à fait discutables. 

Nous vivons dans un monde où il faut se battre pour faire sa place et/ou pour la garder. Un monde qui hiérarchise les personnes sous toutes sortes de prétextes. Un monde dans lequel la posture de rivalité et le LEE règnent, à tel point que la parole est souvent disqualifiée. Nous n'en sommes pas dupes lorsque nous disons d'un discours qu'il n'est « que de la communication ».

L'éloquence dans le moulin à parole : la personne agrémente des relations superficielles par de belles figures de style, éventuellement assorties de références littéraires ou philosophiques. 

L'éloquence dans le RSL : la personne peut exprimer au plus près ses pensés et ses ressentis, ce qui est bénéfique à des échanges constructifs. Elle peut aussi mettre sa maîtrise du langage au service de son interlocuteur s'il en a besoin, pour l'aider à exprimer plus précisément ce qu'il veut dire. Une bonne maîtrise du langage dans le RSL permet de construire une réalité fine et nuancée du Réel et qui s'appuie sur des faits. Une telle réalité n'étant plus plus vraie qu'une autre, il conviendrait de prendre en compte les différentes réalités pour solutionner un problème.

Le piège de l'Imaginaire

Une personne trop ancrée dans son Ego est prisonnière de son Imaginaire. Il s'agit de l'Imaginaire lacanien qui est à distinguer de l'imagination. Ses représentations Imaginaires du Réel déforment les faits sur la base de ses désirs (souvent inconscients) ou de ses craintes (souvent inconscientes). De plus la personne est convaincue d'être dans le vrai, c'est d'ailleurs pour cela qu'elle se pense supérieure à un interlocuteur qui raisonne différemment.

Le "trop d'Ego " provoque des clivages qui sont difficilement surmontables... sauf à réussir à se distancier de l'Ego.

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