Victor Hugo a dépeint le cercle vicieux de la violence dans son essai Claude Gueux : Un homme, mis en prison pour avoir volé de quoi nourrir sa famille, maltraité par un directeur d’atelier tyrannique, finit par le tuer et être condamné à mort . |
Sortir de la violence (PDF de l'article)
Depuis le développement intercontinental des transports et des communications, les humains font Société1 à l'échelle planètaire. Force est de constater que nous avons créé un monde qui ne répond pas à nos aspirations profondes. Un monde pyramidal, la "Pyramide", dans laquelle les plus riches disposent d'une richesse inouïe tandis que d'autres vivent dans l'indigence. Entre ces deux extrêmes, certains s'en sortent et d'autres ont du mal à boucler les fins de mois.
1 Mot écrit avec une majuscule pour le signifier.
La Pyramide englobe toutes les activités humaines
La vie économique prospère sur un principe de recherche exacerbée de rentabilité financière à tous les niveaux, chez les actionnaires comme chez la majorité des consommateurs, provoquant un processus systémique d'aspiration de l'argent vers le haut. Tant et si bien que maintenant de grands groupes d'intérêts privés supplantent des pouvoirs politiques nationaux2. Ils peuvent attaquer des États en justice si ces derniers prennent des décisions qui portent préjudice à leurs intérêts.
2 Nous ne parlons ici que des régimes dits démocratiques, pas des régimes autoritaires dans lesquels l'économie est au service des gouvernants et de leurs proches.
Dans la Pyramide, les personnes sont hiérarchisées par l'argent. Réussir dans la vie équivaut à gagner beaucoup d'argent, si bien que de nombreuses personnes entrent dans la compétition sociale. Des parents, soucieux de voir réussir leur enfants, les "arment" pour la vie. Le discours socialement dominant valorise le fait de savoir se faire valoir, s'imposer et masquer ses faiblesses. Dans un tel contexte la rivalité est banalisée, il s'agit de monter dans l'ascenseur social en jouant des coudes, de séduction ou de ruse. L'enrichissement par des trafics illicites se développe aussi, provoquant de nombreux drames.
Les gouvernants sont dans une collusion d'intérêts avec les plus riches, ou sous leur pression. Il en est de même pour les grands médias. L'injustice sociale criante semble acceptée par le plus grand nombre, avec fatalisme. Elle donne lieu parfois à des mouvements de protestations. Les débordements de violence qui s'en suivent sont médiatisés de manière trompeuse et à charge. Les gouvernements ont alors beau jeu de justifier les répressions violentes des manifestants.
En France nous avons vu cela à plusieurs reprises. Citons simplement les Gilets jaunes, les manifestations contre la réforme des retraites et celles contre les mégabassines de St Soline. Le gouvernement, faute de traiter véritablement l'injustice qui sévit en amont, provoque l'entrée dans un cercle vicieux de la violence.
La Pyramide constitue un cadre toxique qui pervertit toutes les activités humaines et qui permet de cadenasser toute protestation. Les services publics français, qui honoraient l'État français, sont tous en grande difficulté. Leur fonctionnement est pyramidal, avec un yatus entre la logique qui prévaut dans les hautes sphères et celle qui est à l'oeuvre à la base. La majorité des agents cherche à répondre au mieux aux besoins de la population en terme d'éducation, de soins, de sécurité, d'accès à la justice, aux transports, etc. Malheureusement l'injonction de faire toujours plus avec moins de moyens est la norme. Si la réduction des coûts de fonctionnement était uniquement motivée par une volonté d'éviter des gaspillages d'argent public, elle serait comprise et acceptée. Si elle était circonscrite à certains domaines d'activité pour en privilégier d'autres, elle relèverait alors d'un choix politique discutable par essence. Il en est tout autrement. En fait l'État manque tout simplement d'argent à cause du processus systémique d'aspiration de l'argent. Les grandes multinationales échappent à l'impôt en toute légalité en se domiciliant dans des paradis fiscaux. Pour l'État le manque à gagner est estimé entre 60 à 80 milliards par année, mais il s'en accommode. Il tente de calmer les protestations en déshabillant Pierre pour habiller Paul, puis Paul pour habiller Jacques et ainsi de suite. La France n'est pas la seule concernée, le phénomène est mondial. L'évasion fiscale mondiale est estimée entre 240 et 1 000 milliards selon les sources.
Les personnalités politiques qui voudraient corriger ce dysfonctionnement sont isolées politiquement et non soutenues par la majorité de la population. Bon nombre de nos concitoyens considèrent que ce type de fonctionnement pyramidal et injuste est naturel et inévitable. Pourtant il n'y a pas dans la nature d'organisations pyramidales qui reconduisent à leur sommet des héritiers. Les dessins animés du type Le Roi Lion entretiennent cette fausse croyance, ils ne sont pourtant que des projections humaines sur le règne animal. Les français sont majoritairement fatalistes, mais non-dupes. Ils savent que le pouvoir du politique est perverti ou empêché, la forte abstention aux élections et le peu d'investissement dans la vie politique l'attestent. Les faits confirment que la primauté des intérêts privés sur le bien commun sévit presque partout, dans les communes, les inter-communalités, les régions.
Remédier à l'injustice sociale
Nous comprenons l'envie de révolte, mais à nos yeux la violence ne résout rien. Elle prépare le lit d'une violence ultérieure. Nous pensons aussi qu'il n'est plus possible, comme par le passé, d'obtenir des droits par la révolte. L'état et les puissants ont maintenant les moyens techniques, policiers et médiatiques de surveiller et de manipuler la population. D'autre part qui dit révolte dit leaders, qui sont la cible d'opérations de récupération, de lynchage médiatique, de condamnation judiciaire, voire qui prennent le risque d'être supprimés "accidentellement". Le courage des leaders et des manifestants est grand et il peut y avoir des batailles gagnées ponctuellement, mais à quel prix ?
Vouloir s'attaquer aux injustices nécessite de remettre en cause le fonctionnement global. De prendre acte qu'il n'y a pas de justice sociale possible dans la Pyramide. De s'interroger ensuite sur ce qui a produit son émergence. Nous défendons l'idée qu'elle est apparue parce que les humains ont adopté massivement des comportements guidés par leur Ego.
L'Ego est plus que la conscience de soi, c'est la capacité à se représenter soi-même, donc à se décentrer de ce que nous sommes réellement. Comme son nom l'indique il pousse à l'égoïsme. À bas bruit c'est "voir midi à sa porte", ce qui peut se résoudre assez facilement en écoutant le point de vue des autres. Agir sous l'influence de l'Ego peut aussi conduire à vouloir se montrer comme étant supérieur, à dominer les autres, et cette façon d'entrer en relation est pourvoyeuse de jouissance. Vouloir pacifier une relation nécessite de se distancier de notre Ego, faute de quoi la paix est inatteignable. La distanciation avec l'Ego est un enjeu crucial pour les relations et pour la Société. Heureusement l'humain a la solution en lui.
La contradiction humaine intrinsèque Ego/4 exigences fondamentales
Nous postulons que les humains sont tous porteurs de quatre exigences fondamentales de sens, de justice, de paix et d'amour, qui font contrepoids à leur Ego.
Ces quatre Exigences Fondamentales (4EF) sont observables chez les jeunes enfants. Dès qu'ils commencent à parler ils posent des questions, souvent très pertinentes. Ils cherchent à comprendre le sens de ce qui se passe autour d'eux. Ils sont choqués par les injustices et posent d'ailleurs des questions à ce sujet "Pourquoi il dort sur le trottoir le monsieur ?" Ils aiment les ambiances paisibles ; des enfants vivant dans un environnement tendu avec de nombreuses disputes cherchent des lieux de paix, par exemple chez des voisins accueillants ou au contact de la nature. Quant à l'exigence d'amour, à entendre au sens de l'amour d'autrui qui fonde l'empathie, elle est mise en acte par les très jeunes enfants qui peuvent tendre spontanément leur doudou à un enfant qui pleure. L'empathie est présente d'emblée chez les humains. Dans les maternités, à l'époque où les nouveaux-nés dormaient dans une nursery pour que les mamans se reposent après l'accouchement, le personnel savait que si l'un pleurait il fallait l'apaiser rapidement ou le sortir de la pièce pour ne pas que sa détresse se propage et fasse pleurer les autres.
L'Ego se construit très tôt, dès les premiers mois, lorsque le bébé commence à comprendre qu'il est une personne parce que ses parents lui parlent, parlent de lui, le nomment, et ont plaisir à le faire se reconnaître dans un miroir. Au début il n'est pas sûr que c'est lui qu'il voit et son parent le lui confirme. Il sait qu'il est dans les bras de son parent, mais comme il a une confiance absolue en lui, il s'appuie sur sa parole pour accepter l'idée d'être à la fois dans ses bras et dans le miroir. Ensuite, dès qu'il commence à parler il veut que sa propre parole compte aussi. Si le parent l'écoute et peut éventuellement changer d'avis, l'enfant est content et rassuré. Si son parent ne l'écoute pas, persuadé de savoir tout mieux que lui et attendant principalement obéissance de sa part, l'enfant le vit mal. Il peut ressentir un sentiment d'injustice et si la situation perdure il peut être débordé par son sentiment d'injustice et devenir violent, verbalement ou physiquement. Le parent sanctionne alors cette violence sans se remettre en cause. Le sentiment d'injustice grandit et peut donner lieu à un nouveau débordement violent, sanctionné plus fort, et ainsi de suite. Le parent provoque alors l'entrée de la relation dans le cercle vicieux de la violence.
Parfois un parent n'écoute pas suffisamment son enfant parce qu'il projète sur lui ses propres désirs (souvent inconsciemment) et attend de lui qu'il y réponde. Après avoir dit à l'enfant qu'il était dans le miroir, il le juge au regard de ses attentes. C'est comme s'il regardait son enfant dans le miroir en négligeant ce qu'il est réellement. L'enfant fait alors pareil, il se focalise sur son image, son apparence et se décentre donc de son Être et de ses 4EF. Il se sent alors "être quelqu'un de bien" ou un "moins que rien" selon la qualité des jugements de ses parents. Sa bonne estime de soi en dépend. Le fait de ne pas être pris en compte dans sa spécificité peut lui faire ressentir là encore un sentiment d'injustice. Si la situation perdure il peut s'effacer ou se rebeller. Dans ce deuxième cas le risque est grand d'entrer dans le cercle vicieux de la violence.
Nous retrouvons ce cercle vicieux de la violence au niveau des organisations sociales. Prenons l'exemple d'une entreprise qui fait de gros bénéfices au détriment de ses employés. Le sentiment d'injustice peut provoquer des passages à l'acte individuels ou des conflits sociaux. La violence visible est alors sanctionnée, parfois médiatiquement et judiciairement, en ignorant la violence systémique en amont, le sentiment d'injustice grandit, etc.
Conclusion
Il est vain de vouloir la paix sociale tout en laissant perdurer des injustices. Au niveau relationnel, l'ancrage dans les 4EF permet d'avoir des relations équilibrées et justes, donc paisibles. La posture relationnelle qui correspond à cet ancrage est la posture relationnelle d'apparentement. La généralisation de cette posture dans une organisation sociale impacte positivement son fonctionnement. Quant à la Société, étant composée d'individus et d'organisations sociales, elle se transformerait progressivement aussi. Le projet de remettre le pouvoir politique au service du bien commun et au dessus des intérêts privés pourrait faire consensus.